La naissance des bidonvilles (1947‑1950)
Istanbul continue sa lente croissance avec 793 749 habitants en 1940 et 860 558 en 1945. Les années de guerre, faisant revenir rationnement et disette, continuent à entretenir l’image de stagnation de telle sorte que le début de l’exode rural retentira comme le tonnerre dans un ciel clair. Les conjonctures, démographique – arrivée à l’âge de procréer des classes nées après la fin de la guerre, en 1923 –, politique – libéralisation du régime après les premières élections libres de 1946 –, et économique – plan Marshall se traduisant par une aide à l’agriculture entraînant la mécanisation des domaines et libérant les métayers traditionnels rendaient toutefois le mouvement prévisible. Déjà quelques baraquements de fortune avaient fait leur apparition dans les interstices des quartiers et dans les terrains vagues laissés par d’anciens incendies, mais presque toujours dans le tissu urbain existant.
Au printemps 1947, au moment où le cuirassé américain Missouri mouillait dans les eaux du Bosphore, marquant le début de l’ancrage de la Turquie dans le camp occidental, le mot gecekondu – indiquant la baraque clandestine édifiée pendant la nuit – fit son apparition dans la presse à l’occasion de la première occupation massive réalisée dans le quartier de Zeytinburnu (fig. 3). À cette date, l’agglomération stambouliote s’arrêtait encore à la muraille terrestre, bordée d’une large ceinture de cimetières, à l’exception de la rive de la Corne d’Or, où la ville faisait la jonction avec le faubourg d’Eyüp, et le littoral de la mer de Marmara où quelques villages comme Makriköy (devenu Bakırköy) et Ayastefanos (devenu Yeşilköy) étaient devenus des banlieues résidentielles grâce à la ligne de chemin de fer, mais restaient séparés aussi bien de la ville qu’entre eux par de vastes espaces vides. À l’endroit où les murailles terrestres aboutissaient à la mer de Marmara, près du Château des Sept tours (Yedikule), les tanneries installées par Mehmed II, immédiatement après la conquête de la ville, marquaient un lieu d’activité industrielle, auquel était venue s’adjoindre au début du XXe siècle la cimenterie dite de Zeytinburnu, nom d’un petit promontoire devenu celui du quartier. C’est là qu’au début de l’année 1947 la municipalité d’Istanbul décida de créer une zone industrielle en prolongement de celle existante, ce qui a déclenché les premières occupations de terrains appartenant au domaine, à la direction des fondations pieuses (Vakıflar), ou à la Municipalité.
Le phénomène, qui allait s’amplifier, fit l’effet d’une bombe et fut immédiatement exploité politiquement à une époque où le nouveau parti libéral, le parti démocrate, après les élections contestées de 1946, entendait briser le monopole de parti unique du parti républicain du peuple, kémaliste, afin d’accéder au pouvoir. Les uns crièrent à l’invasion de la ville et les autres au droit au logement, mais les besoins des deux partis de ménager de futurs électeurs favorisèrent l’extension des occupations. Le même phénomène devait se répéter le long du demi‑siècle suivant.
L’invasion, spontanée au départ, se structura rapidement, créant ses propres règles de fonctionnement. Un marché de terrains, doublé d’un marché de matériaux de construction se forma, composé des premiers occupants, des maîtres‑maçons de la ville et de ceux qui surent devenir les intermédiaires entre les occupants, la police, la municipalité et le pouvoir politique. Celui‑ci se servit à son tour des intermédiaires locaux pour assurer son emprise sur ce nouvel électorat et le parti démocrate, qui accéda au pouvoir aux élections de 1950, a su implanter à travers les chefs locaux des nouveaux quartiers des cellules de parti qui lui assurèrent la maîtrise des votes pendant toute la décennie 1950.
Fig. 3. – Les gecekondu dans l'agglomération d'Istanbul D’après Kemal Karpat, The gecekondu : rural migration and urbanisation, Cambridge Univ. Press, 1976
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